L’ASSOCIATION CANADIENNE DES SOCIÉTÉS ELIXABETH FRY

Sommaire

L’introduction de condamnations systématiques et plus sévères impose déjà des coûts humains, sociaux et financiers considérables, en plus de déverser la responsabilité des personnes marginalisées, victimisées, criminalisées et incarcérées sur des familles, des collectivités, des provinces et des territoires n’ayant pas les ressources nécessaires pour faire face aux besoins grandissants occasionnés par cette dépendance accrue de notre système de justice pénale. On fait la promotion de projets de lois pénales soi-disant dans l’intérêt de la sécurité publique et pourtant, non seulement ils n’accroîtront pas la sécurité des Canadiens, mais leur coût est susceptible de causer la faillite de Canada.

Le coût élevé de la violence faite aux femmes

La sécurité individuelle est essentielle au bien-être et à la productivité. Bien qu’il y ait des signes témoignant de la diminution de certaines formes de violence faite aux femmes, celles-ci sont encore beaucoup plus susceptibles que les hommes d’être victimes de violence sexuelle, familiale et conjugale[1]. Les femmes courent quatre fois plus de risques que les hommes d’être tuées par leur conjoint[2]. Mentionnons que 83 p. 100 des victimes déclarées de violence conjugale sont des femmes et, d’après les estimations, pas moins de 70 p. 100 des cas de violence conjugale ne sont jamais déclarés[3]. Au Canada, les filles courent également un risque élevé d’être victimes de violence. Selon les données de la police, plus de la moitié (59 p. 100) des victimes d’agressions sexuelles ont moins de dix-huit ans et, dans 82 p. 100 de ces cas d’agressions sexuelles contre des enfants, ce sont des filles[4] .

Les niveaux de violence envers les femmes varient considérablement en fonction des groupes et des régions, les femmes autochtones étant touchées de façon disproportionnée : au moins trois femmes autochtones sur quatre ont été victimes de violence de la part d’hommes vivant sous leur propre toit. Le taux de mortalité imputable à ce type de violence est trois fois supérieur chez les femmes autochtones que pour l’ensemble des femmes non autochtones et cinq fois plus élevé chez les femmes autochtones âgées de 25 à 44 ans que chez leurs consœurs non autochtones[5]. D’autres groupes sont aussi de façon disproportionnée victimes de violence : les femmes handicapées, les femmes criminalisées et incarcérées, les femmes célibataires de plus de 65 ans et les femmes vivant dans la pauvreté.

En accroissant la sécurité et la productivité des femmes au Canada, la fin de la violence contre les femmes s’accompagnera de multiples avantages sociaux et économiques. En outre, le fait de faciliter l’accès des femmes à l’emploi, de réduire l’écart salarial et d’offrir un soutien suffisant à celles vivant sous le seuil de faible revenu (SFR) débouchera sur une plus grande sécurité économique pour les femmes et contribuera également à abaisser les taux de violence.

L’Organisation mondiale de la santé et divers organismes de santé nationaux, dont Santé Canada et le Center for Disease Control, ont démontré que la violence familiale a, à elle seule, un impact considérable sur l’économie[6]. Le Center for Disease Control estime qu’aux États-Unis, le coût du viol, de l’agression physique et du harcèlement par les conjoints dépassait, chaque année, 5,8 milliards de dollars[7]. Dans l’équivalent en pourcentage du PIB canadien, cela aurait correspondu à un coût annuel de 766 749 244 $ en 2010.

Face à des niveaux aussi élevés de violence sexospécifique envers les femmes, il n’est pas surprenant d’assister à une intensification du soutien, chez les femmes, en faveur de politiques concernant les crimes de violence. Cependant, l’actuelle Loi sur l'adéquation de la peine et du crime traite d’un problème qui n’est pas là. D’après la recherche, les taux d’imposition de peines ont peu changé ces dix dernières années[8]. La législation influencera plus l’économie que les pratiques de détermination de la peine. Le Bureau du directeur parlementaire du budget estime que la Loi sur l’adéquation de la peine fera doubler le coût du système de justice pénale en cinq ans, pour atteindre 9,5 milliards de dollars, et nécessitera 1,8 milliards de dollars de plus pour construire de nouvelles prisons[9].

Recommandation : Que le gouvernement fédéral exerce son pouvoir de dépenser conformément aux droits protégés par la Charte canadienne des droits et des libertés en introduisant des normes nationales (qui reconnaissent un fédéralisme souple) concernant l’offre d’un revenu viable garanti, de programmes sociaux ainsi que de services de soins de santé et d’enseignement.

Élaborer de meilleures solutions

L’augmentation du nombre d’incarcérations n’a pas permis d’éradiquer la cause profonde de la violence faite aux femmes. Le statut économique des femmes est la principale de ces causes : parmi les pays de l’OCDE, le Canada affiche l’un des plus importants écarts entre le revenu des femmes et celui des hommes, les femmes gagnant en moyenne 31 949 $ et les hommes 51 043 $[10]. Au Canada, le pourcentage des femmes vivant sous le seuil de faible revenu (SFR), après défalcation des impôts, est supérieur à celui de la population en général et considérablement plus élevé chez les femmes autochtones, les femmes handicapées et les femmes faisant partie d’un groupe racial visible[11]. Le taux des familles à mère monoparentale vivant sous le SFR est trois fois plus élevé que celui des familles à père monoparental[12].

La pauvreté contribue non seulement à la vulnérabilité des femmes à la violence, mais également à leur incarcération. En effet, 80 p. 100 des femmes sont emprisonnées pour des délits de nature économique et la vaste majorité des infractions contre les biens pour lesquelles les femmes sont condamnées concernent soit des fraudes, soit des vols de moins de 5 000 $[13].

L’augmentation du nombre d’incarcérations a également contribué à la criminalisation des femmes qui ont survécu à la violence[18]. Les femmes œuvrant dans le commerce du sexe qui se sont protégées d’agressions ou d’avances sexuelles non désirées font partie des 9 p. 100 de détenues purgeant une peine fédérale pour homicide[15]. Avant leur incarcération, 80 p. 100 des délinquantes purgeant une peine fédérale ont subi des violences physiques et 53 p 100 d’entre elles, des violences sexuelles, la statistique dépassant les 90 p. 100 dans le cas des femmes autochtones[16].

Une fois en prison, les femmes subissent d’autres violences psychologiques, sexuelles et physiques aux mains de l’État. Le 19 octobre 2007, Ashley Smith a été trouvée morte dans sa cellule d’isolement. Cinq membres du personnel l’ont regardée mourir. Ils ont affirmé avoir reçu l’ordre de ne pas entrer dans sa cellule, à moins qu’elle ne cesse de respirer[17].

La commission d’enquête de 1996, la Commission canadienne des droits de la personne dans son rapport de 2004, le Bureau de l’enquêteur correctionnel, le groupe de travail sur les femmes purgeant une peine fédérale et de nombreux autres auteurs de rapports et commissions d’enquêtes précédents, y compris les rapports du vérificateur général, le comité parlementaire de la justice et des droits de la personne [tel qu’il se nommait alors] et le Comité des comptes publics, ont réclamé l’instauration d’une responsabilisation accrue à l’intérieur des services correctionnels et entres le Service correctionnel du Canada et d’autres organismes externes.

L’ACSEF soutient sans réserve la proposition de la Commission canadienne des droits de la personne de mettre en place des mécanismes de contrôle et de reddition de comptes indépendants. Maintenant plus que jamais, nous constatons que nombreux sont ceux qui reconnaissent la nécessité vitale de créer un organisme indépendant chargé de contrôler le respect des principes de justice et d’équité et de la primauté du droit par le Service correctionnel du Canada.

Recommandation : Que le gouvernement fédéral abroge l’alinéa 77b) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC), finance un comité national indépendant de gouvernance des femmes et coprésidé par Strength in Sisterhood (SIS), l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) et l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry (ACSEF) pour contrôler les conditions d’emprisonnement des femmes purgeant une peine fédérale conformément aux lois nationales et aux accords internationaux; que l’alinéa 77b) actuel soit abrogé et remplacé par un nouvel alinéa 77b) établissant le comité national de gouvernance des femmes chargé, de pénétrer dans les prisons pour femmes, de surveiller le respect [ou le non-respect] des principes de la Charte, des droits de la personne et des obligations internationales du Canada et d’en rendre compte, et ayant le pouvoir de porter une affaire devant le tribunal lorsqu’un « traitement » correctionnel équivaut à une ingérence des services correctionnels dans une peine, et que ce comité remette des rapports annuels publics à l’intention du Parlement.

L’allongement des peines et la dureté des traitements pousseront le Canada à la faillite

Selon les estimations du Bureau de l’enquêteur correctionnel, le coût de l’emprisonnement d’une femme dans une prison fédérale s’élève, en moyenne, à 175 000 $ par année et peut être supérieur à 500 000 $ par année pour les femmes incarcérées dans les conditions de détention les plus séparées et les plus isolées, telles celles des unités d'isolement à sécurité maximale des prisons pour femmes.

Bon nombre des femmes en prison sont des mères qui, en majorité, étaient l’unique soutien parental de la famille avant leur emprisonnement. Lorsqu’une mère est incarcérée, ses enfants peuvent également être confrontés à des traumatismes émotionnels et psychologiques dus à la séparation. Trop souvent, ils finissent dans des organismes de protection de la jeunesse qui ne possèdent pas les ressources appropriées pour répondre à leurs besoins, ce qui impose à ces enfants et à leurs collectivités des coûts sociaux, économiques et humains supplémentaires[18].

Le taux de récidive des femmes ayant purgé une peine fédérale est d’environ 21 p. 100, comparativement à 59 p. 100 pour les hommes[19]. Seulement 1 p. 100 à 2 p. 100 des femmes ayant purgé une peine fédérale retournent en prison parce qu’elles ont commis de nouveaux délits et moins de 0,5 p. 100 en raison d’une infraction avec violence[20]. L’écrasante majorité d’entre elles sont des femmes dont la libération conditionnelle a été révoquée à cause d’un manquement administratif aux conditions de leur mise en liberté communautaire.

Recommandation : Les peines actuelles, plus longues et plus brutales, de style américain, causent déjà un surpeuplement massif des prisons pour femmes au Canada. Les États-Unis ont déjà commencé à renverser cette tendance en raison de violations des droits de la personne et parce qu’ils sont en voie de faire faillite. Afin d’empêcher qu’un plus grand nombre de personnes, plus particulièrement de femmes et d’enfants, ne soient marginalisés, victimisés, criminalisés et incarcérés, nous demandons instamment au Comité de recommander que le projet de loi omnibus sur le crime ne soit pas déposé ou adopté et de s’assurer que l’argent du contribuable soit plutôt consacré aux logements sociaux, aux garderies pour enfants, aux pensions, aux soins de santé (santé mentale comprise), à l’enseignement public, aux services d’aide aux victimes et à d’autres services sociaux.


[1] Statistique Canada, « Les femmes et le système de justice pénale ». Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe. Gouvernement du Canada, 2010.

[2] Statistique Canada. La violence familiale au Canada : un profil statistique. Gouvernement du Canada, 2009.

[3] Statistique Canada. La violence familiale au Canada : un profil statistique. Gouvernement du Canada, 2009

[4] Statistique Canada. Les enfants et les jeunes victimes de crimes violents déclarés par la police. Gouvernement du Canada 2010;

Statistique Canada. Les agressions sexuelles au Canada 2004 et 2007. Gouvernement du Canada 2008.

[5] Association des femmes autochtones du Canada. Background Document on Aboriginal Women’s Health for the Health Sectoral Session. Ohsweken : Association des femmes autochtones du Canada, 2004.

[6] Preventing Intimate Partner and Sexual Violence Against Women: Taking Action and Generating Evidence. Genève, Organisation mondiale de la santé, 2010.

[7] Costs of Intimate Partner Violence Against Women in the United States. Centers for Disease Control and Prevention, 2003.

[8] MacQueen, Ken. « Is Canada Tough On Crime Or Doing Just Fine? » Macleans Magazine, 7 septembre 2010. http://www2.macleans.ca/2010/09/07/jailhouse-nation/

[9] « Besoin de financement et impact de l’« Adéquation de la peine et du crime » sur le système correctionnel au Canada. ». Bureau du directeur parlementaire du budget. Parlement du Canada. 2010. http://www.parl.gc.ca/PBO-DPB/documents/TISA_C-25_FR.pdf.

[10] OCDE, Gender Pay Gaps For Full-Time Workers And Earnings Differentials By Educational Attainment. OCDE, Division des politiques sociales : Direction de l’Emploi, du travail et des affaires sociales, 2010. http://www.oecd. org/dataoecd/29/63/38752746.pdf; Tableau 4 : Toutes les déclarations selon l’âge et le sexe, Canada 2008. Agence du revenu du Canada, 2010.

[11] Statistique Canada, « Bien-être économique ». Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe. Gouvernment du Canada, 2010.

[12] Statistique Canada, « Bien-être économique ». Femmes au Canada : rapport statistique fondé sur le sexe. Gouvernment du Canada, 2010.

[13] Pollock, Shoshana. Locked In, Locked Out: Imprisoning Women in the Shrinking and Punitive Welfare State. Waterloo : Université Wilfrid-Laurier, 2008.

[14] Gilfus, Mary. « Women’s Experiences of Abuse as a Risk Factor for Incarceration. » I’m Just Not Good With Relationships: Victimization Discourses and Gendered Regulation of Criminalized Women. Ed. Shoshana Pollock. Criminologue féministe : Waterloo, 2007.

[15] Commission canadienne des droits de la personne. Protégeons leurs droits. Examen systémique des droits de la personne dans les services correctionnels destinés aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral. Ottawa : Commission canadienne des droits de la personne, 2004.

[16] Commission canadienne des droits de la personne. Protégeons leurs droits. Examen systémique des droits de la personne dans les services correctionnels destinés aux femmes purgeant une peine de ressort fédéral. Ottawa : Commission canadienne des droits de la personne, 2004.

[17] Pollock, Shoshana. Locked In, Locked Out: Imprisoning Women in the Shrinking and Punitive Welfare State. Waterloo : Université Wilfrid-Laurier, 2008.

[18] Levy-Pounds, Nekima. « From the Frying Pan into the Fire: How Poor Women of Color and Children are Affected by Sentencing Guidelines and Mandatory Minimums. » Santa Clara Law Review, 2007, v.47.

[19] Centre canadien de la statistique juridique. Les contrevenantes au Canada. Centre canadien de la statistique juridique, 2008. En direct : http://www.statcan.gc.ca/pub/85-002-x/85-002-x2008001-fra.pdf

[20] Centre canadien de la statistique juridique. Les contrevenantes au Canada. Centre canadien de la statistique juridique, 2008. En direct : http://www.statcan.gc.ca/pub/85-002-x/85-002-x2008001-fra.pdf